[INÉDITS] – A Cup of Tea, par Claudine Hunault

A cup of tea

15 jours en Angleterre

« Thrill en mouvement. Image troublante. / Dans le vert qui déferle au long des routes. »

La narratrice est envoyée comme housekeeper par une agence très high chez Lady Pittern, Lady Pittern du Who’s – elle est comtesse – fille d’un ambassadeur fasciste réfugié. Mais on n’en parle plus. Trente ans ont passé.
La petite française qui épluchera aussi les légumes, préparera le breakfast et fera brûler les tomates, est tombée dans la high class avec garden, domestiques, poméranien dans les bras, Ford 2 tonnes sur le gravier blanc et tea time. Et Lord Mac Faye, cousin amant de Lady Pittern, de vingt ans son cadet, ils ne sont pas trop sûrs l’un de l’autre, ça évitera quelques tragédies.
Ça commence avec théière et savoir-vivre – et sexe, circonstance atténuante, ils ne peuvent se tenir autrement, Mac Faye en habitué des sofas très bas et Lady Pittern assise jambes écartées grandes ouvertes – « elle fait du cheval / c’est pour ça / si on m’avait dit que c’était protocolaire ».
Qui est Lady Pittern, Lady Be Good ? On ne saura pas, même si 330 pages s’ensuivront.
C’est une histoire de coïncidences avec des blancs et des oublis. Et « Sinon une histoire / du moins une manière de roman (comme d’habitude) ».
Première coïncidence : l’heure du thé, have a cup of tea avec Lady Pittern et Lord Mac Faye qui ont des plantations à Ceylan, « bénéfices de guerre ».
Le château est en travaux, la narratrice habitera le pavillon, à l’écart. Couloirs inaccessibles, portes condamnées, des ombres, des voix, des souffles, des courses pour retrouver – les moquettes disparues ?

Et c’est le breakfast, l’affolement pour le breakfast, la cuisinière de Ceylan un œil au beurre noir, elle est trop lente pour le breakfast, elle reçoit les coups, Lady Pittern les donne. Ça ne change pas, 300 ans avant, 300 ans après, les possessifs sont toujours là « Mon fermier – Ma cuisinière – Ma ferme – Ma maison – Mon jardin – Mes fleurs – Mon bétail – Mes ouvriers … », les salles de bain et les moteurs seuls changent.
Et c’est le breakfast, raté, les toasts, les tomates, le thé, ratés.
Ça démarre très vite, les courses à la cuisine, au 1° étage, au jardin, la liste des plats dans un breakfast pour gros appétit et pendant ce temps-là ça tire, dans le jardin. Qui est le tueur ?
Et qui est Mac Faye ? Est-ce lui ou est-ce son double ? Est-ce lady Pittern ou son double à perruque ? Les célébrités se font doubler. Alors qui sont les doubles ? D’ailleurs les livreurs de charbon sont jumeaux.
Accélération, glissement des corps – de dos Mac Faye est presque une femme – et les cheveux sont sans vie sur la tête de Pittern.
« C’était donc du théâtre ».
Où se font les changements de personnages et les passages de rôles ? Dans quelles coulisses ?
Courses.
Course infatigable de la cuisinière de Ceylan aux pieds plats qui défend l’Ordre et le service à tous les étages. Course risquée dans les escaliers de la française housekeeper avec Mac Faye sur les talons.
Après les breakfasts. Les lunchs. Et pour le lunch tout le monde retire ses gants : les mains ne sont pas du tout les mêmes, ni les ongles. Indice.
Une ampoule à changer dans la cuisine, c’est peut-être un projet de meurtre à l’électricité et « Il est difficile / De mettre un nom / Sur ces deux forces en présence / L’assassin et sa victime ». Puis c’est l’afternoon tea.
De viande froide en fromage, de poisson en pudding HB, housekeeper dans le Sussex, est poussée d’un danger dans l’autre, d’une séduction dans l’autre, « par le jeu intercalé du sexe et de l’accident ».
Le vrai sport c’est le breakfast, l’épreuve quotidienne du breakfast, départ chaque matin 6 heures pour la liste de plats à préparer et vaisselle adéquate.
Heureusement il y a les nuits, ON DORT, mais les nuits sont perforées, une voix fait des comptes – donc il y a de l’argent chez les Who’s fauchés – mais pour payer qui et pour payer quoi ? quelle besogne secrète ?

Le meurtre est là, la possibilité du meurtre. Pour la saisir il faut faire un arrêt sur image – par exemple Lady Pittern et Mac Faye assis très droits sur les sofas, Mac Faye étrangement à 45° jambes allongées, HB près de la porte, fixes tous les trois dans un espace soudain réduit de l’immense baraque, et d’un coup sous l’effet d’une commune détente se retrouvant tous trois dans l’encadrement de la porte, raidis, à l’arrêt, dans le silence. Bessette intercepte la situation, la soustrait au récit, la dénude de toute causalité, et la laisse béante, personnages en suspens acteurs et proies d’une barbarie non épuisée.
Parce que l’histoire n’est pas prioritaire qui viendrait enchâsser, protéger de ses contours, situations et personnages, ceux-ci naviguent à ciel ouvert, sans réelle instance de référence – ils s’accrochent à des artefacts et c’est déjà pas mal si on ne laisse rien passer, le beau slip prisu de Lord Mac Faye par exemple lavé et mis à sécher par Lady Pittern elle-même selon l’adage bien connu « Nous les tenants du Who’s nous faisons tout nous-mêmes » et
« Oui. Ça sèche.
Cette moyenne émotion passée, ce quasi thriller du sexe avec insistance accroché dans l’air transparent. »

Le rêve figure permanente, un lieu, une forme possible donnée à qui et à ce qui survient, « un Mac Faye de remplacement » « une Pittern de songe ».
Que HB voit par une mince ouverture de rideau un Mac Faye remonter lentement l’allée dans le soir, suffit à diluer la présence, à la décoller d’un corps (du corps qui semblait la porter). Mais une présence sans corps repérable, est-ce tolérable ? Ou alors il y aurait un autre corps, invisible, prisonnier peut-être d’une chambre verrouillée et interdite.
Un corps est prélevé sur le décor comme un membre est prélevé sur un corps, agissant seul, hors lien – un bras doué d’autonomie glisse imperceptiblement sur la nappe vers la peau de HB, accostant sa main gauche, puis se retirant, fragile instant – quelque chose de vif et mort simultanément, HB à ce moment-là séparée de son voisin de table Mac Faye par un incommensurable gouffre de vide. L’espace est élastique, comme dans les rêves, dans ses mailles distendues à l’extrême, dans une déchirure fine du réel, celui d’une violence impensable, incontrôlable, hors temps.

Et il faut des listes, des listes de courses à faire, de plats dans le breakfast, de victuailles à ranger dans les frigos, les congélos, les placards, pour contenir la barbarie en attente. Il faut boucher les vides et les blancs, on pourrait s’apercevoir que le couple qui a breakfasté ce matin n’était ni Pittern ni Mac Faye – alors qui ? Le danger est sur la page de Bessette, directement perceptible dans les blancs justement, les mots qui patinent, répétés jusqu’à ce que la voie se dégage pour continuer un semblant d’histoire.
L’histoire c’est tout ça, l’histoire réelle : ce qui s’agite en surface, faisant des histoires, Machin, Untel ou l’autre, et en-dessous le trouble double fond de la vie – depuis des siècles les eaux stagnantes de la menace et du danger. Toute l’histoire est là, protéger « ce pâle écran de cinéma muet » que risque à tout instant de déchirer la Violence, à son état primaire.
Certains sont armés (mieux armés) revolver / arrogance / aplomb / haine / impertinence / de ceux qui ont face à ceux qui n’ont pas – les codes des Ambassades – du Old Vic – de Harley Street – de la Grande Presse – du Pen Club – du Paradis bancaire etc.

« C’est en s’amusant – qu’ils flirtent avec le pire »

Qu’est-ce qui est dit ? Qu’est-ce qui a été dit ? Non ça n’a pas été dit. Non ce n’est pas ça. Ou les paroles étaient codées. Ou c’est quelqu’un d’autre.
Les énigmes semées au long des pages – y a-t-il un tueur ? qui a enlevé l’étiquette de la clé de la loge ? pourquoi le jeune poseur de moquettes est-il figé dans un angle de la cuisine, plié en deux, vêtu d’un seul slip rouge ? – articulent le roman à l’intérieur du cadre posé par Bessette : une maison déterminée, un lieu déterminé, un temps déterminé, un personnage avec caractéristiques, une phrase déterminée : « Un cas de tourisme dangereux », c’est énoncé, comment ça va se passer ? plus important que qu’est-ce qui va se passer ?
Et cette proposition : « les actions et pensées comme les personnes et situations sont à doublure ». À partir de là, ça joue « comme au théâtre ».
Juste après la page 259 et donc avant 260, une page sans numéro, une page blanche avec « Intermède / pour / Explications. »
« Ils étaient plusieurs groupes et ne devaient pas être d’accord sur la manière du crime. »
Ou
« Le chien aboie pour annoncer un rendez-vous qui n’est connu de personne, qui, jusqu’à cet ultime instant n’est pas connu du partenaire.
On obtient l’aboiement du chien par le doublage de la pensée. (…)
Avec toujours le thrill léger
L’espoir de l’accident. »
Est-ce une explication pense-bête pour Bessette – je me le note, je m’en servirai en cas d’impasse (et ces pages-là disparaîtront à l’édition) – ou est-ce à destination du lecteur, des signes qu’elle lui envoie de roman en roman, l’inévitable téléphone par exemple et le danger à portée de sonnerie que le lecteur a entendu dans Si ?
Reprenons : si c’est des tueurs, une bande, « un ensemble, un orchestre. / Zita et son ensemble / Lily et son orchestre / Plus sérieux / Un réseau. L’Internationale. (laquelle ?)
(…)
et si c’est le S.D.E.C, la D.S.T., le F.B.I., le N.K.V.D., la C.I.A.
pour ne citer que les plus célèbres.
En tout cas, cette aimable compagnie me paraît louche.
Et sans être cuisinière je choisis la prudence.
Je pars. »

Écrire aurait une fonction – entre autres ? – une fonction capitale maîtresse absolue cruciale : contenir une parole autre, la tenir sous contention, enclore une parole immensément dangereuse, parole inouïe que les connivences quotidiennes ignorent avec application.
Écrire. Mais comment dans cette perspective-là ? Avec la puissance du délire poétique, le délire du roman poétique, le G.R.P., Gang du Roman Poétique créé par Bessette, il y fallait bien un gang, c’est un combat sans merci et sans fin. Le délire appelle du côté du rêve, du confus, du crépusculaire, ce n’est pas le délire qu’on enferme. C’est du dé-lire qui écrit hors du sillon où se sédimentent les connivences bétonnées – on ferme les yeux là-dessus, on n’a rien vu rien su – les certitudes soudées des possessifs immuables depuis des générations – ma réussite, mon histoire, mon pognon, mon sexe, ma place, mon pouvoir, mes collaborateurs, mon chien, ma bagnole – et aussi les servitudes, les « basses servitudes si facilement passivement consenties ». C’est du dé-lire qui oblige à lire autrement ce qui s’écrit. Oblige justement à entendre dans les blancs, un trait – un blanc – un trait – un blanc, la voix innommable, les paroles innommables qui battent là-dessous, en dessous des histoires, ça fait toujours des histoires, on est très doué pour ça – faire des histoires et ce faisant ignorer passionnément que dans les blancs, dans les silences, l’espace se fissure. L’écriture de Bessette est l’expérience toujours réactivée de la fissure qui tient lieu d’origine au regard et lui donne un point, ultime, à partir duquel il considère le monde. C’est une écriture sans répit. Pas de compromis. Une réécriture infinie.

« Une sorte d’agrément – S’installe.
Entre la peur la haine le mépris le crime possible.
Peut-être
Ne sommes-nous plus ennemis ?
Insidieuse douceur
Le charme familial – D’un feu de bûches – Dans l’anti-familial – le complot – les surveillances – les menaces.
Fourvoyé.
Dans l’indifférence du Temps – Des Temps successifs.
Si anciens.
(…)
Comment redresser
L’échange malade. De la parole.
Des paroles.
chavirées – bousculées – démantelées – défigurées – travesties –
Ce théâtre. Sans rime ni raison. Qui n’a aucun sens.
(…)
Pour parer. À l’autre conversation. Qui monte. Livide. Monstrueuse.
À l’arrière-plan.
L’autre conversation illimitée compliquée indéterminée invisible insaisissable baroque criminelle
À éviter
À retarder
Gagner du temps – reculer – ou échapper. »


Adhésion et souscription en ligne :
http://colloque.bessette.fr/souscription/


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